Friday, May 22, 2015

Les déboires juridiques de la famille Bergman Rossellini

Le festival de Cannes, qui touche à sa fin, a choisi cette année de rendre hommage à Ingrid Bergman, dont le sourire illumine l'affiche de la 68ème édition. Les juristes ne peuvent pas être en reste!

Les déboires du couple Bergman-Rossellini sont bien connus des cinéphiles français, notamment en raison du culte voué au cinéaste italien par les critiques de la Nouvelle Vague, comme François Truffaut. Mais on sait peut être moins qu'ils ont eu des retombées juridiques aux Etats-Unis.

Ingrid Bergman avait épousé en 1937, à l'âge de 21 ans, un certain Petter Lindstrom, dentiste suédois. En 1939, Ingrid Bergman s'installe définitivement à Hollywood. Le couple Bergman est montré en exemple pour sa stabilité, qui tranche avec les moeurs cinématographiques de l'époque. Ingrid Bergman est adulée par la presse et par le public. En réalité, derrière les apparences, le mariage bat depuis longtemps de l'aile.

En 1949, elle rencontre le cinéaste Roberto Rossellini, alors au sommet de sa gloire. Le cinéaste est un infatiguable coureur de jupons, qui partage sa vie avec l'actrice Ana Magnani, d'une jalousie légendaire. Elle a raison de se méfier, car Rossellini tombe immédiatement amoureux d'Ingrid Bergman. Le coup de foudre est réciproque. Fin 1949-début 1950, le scandale éclate. L'actrice attend un enfant de Rossellini.

La presse américaine se retourne contre l'actrice, autrefois adulée comme une sainte -et qui a incarné Jeanne d'Arc. Quelques politiciens en mal de publicité s'emparent de l'affaire, comme le raconte le biographe Donald Spoto dans son livre Notorious (dont sont tirées les informations qui suivent).

Le 14 mars 1950, le Sénateur Edwin Johnson (Colorado)  prend la parole au Sénat pour dénoncer vigoureusement les moeurs dépravées de l'actrice et du cinéaste. Il conclut son intervention en indiquant: "Puisque ces deux personnages étrangers se sont rendus coupables de turpitude morale, il ne peuvent plus pénétrer sur le sol américain, en application de nos lois sur l'immigration." (Notorious, p.295).

En effet, depuis 1907, les lois américaines sur l'immigration interdisent l'entrée du territoire aux personnes qui se sont rendues coupables d'une infraction pénale révélant une "turpitude morale". Entre temps, les services de l'immigration ont été saisis de la question. Le 4 février 1950, un article du Miami News relate que le service américain de l'immigration se penche sur le sort de l'actrice (qui se trouve alors en Italie). Un représentant de cette administration déclare à la presse: "Si cette personne admet avoir commis un acte constituant un crime impliquant une turpitude morale, elle perdra son droit de réadmission sur le territoire".

L'affaire n'ira pas beaucoup plus loin. Juridiquement, l'analyse est contestable, car l'actrice n'a jamais été condamnée pénalement. Elle s'abstiendra cependant pendant plusieurs années de revenir aux Etats-Unis (ou réside encore sa fille, Pia, qui devient l'otage des relations désormais orageuses avec son futur ex-mari).

L'affaire connaîtra quelques développements juridiques rocambolesques, mais cette fois ci du côté du droit international privé. Bergman a recours au procédé du "divorce mexicain", qui consiste à divorcer par procuration au Mexique, pays qui accorde le divorce de façon très libérale, y compris à des non-résidents. Le couple Rossellini-Bergman se marie ensuite... au Mexique, le 24 mai 1950, là encore par procuration (cf. Notorious, déjà cité, p. 297 et suivantes). L'actrice déclare, avec humour, "Nous sommes désolés de ne pas avoir pu être présents à notre mariage" (id.).

Les déboires juridiques américains du couple sont-ils terminés? Pas tout à fait, car en 1952, Roberto Rossellini a (indirectement) affaire à la Cour suprême des Etats-Unis, mais à un tout autre sujet. En effet, en février 1951, le bureau de la censure de l'Etat de New-York retire le visa d'exploitation à son film "Le Miracle", jugé "sacrilège". Le film raconte l'histoire d'une jeune fille (jouée par Ana Magnani, car le film a été achevé en 1948) qui, tombée enceinte dans des circonstances nébuleuses, est persuadée que le père de son enfant est Saint-Joseph. Dans l'arrêt Burstyn v. Wilson, 343 U.S. 495 (1952), la Cour suprême juge qu'un Etat ne peut, sans méconnaître le Ier et le XIVème amendement -NB: dont la combinaison garantit la liberté d'expression contre les atteintes des Etats fédérés- interdire un film en raison de son contenu "sacrilège".

PS 1: Dans une précédente version du billet, j'avais laissé entendre que Rossellini avait également obtenu un divorce mexicain, ce qui n'était pas le cas. Il avait épousé en 1936 la styliste et costumière de cinéma Marcella de Marchis, mais avait obtenu (je n'ai pas encore élucidé comment) l'annulation de cette union.
PS 2: Le remariage mexicain connut un ultime rebondissement juridique, mais cette fois-ci en Italie. En 1961, Rossellini obtint l'annulation de son mariage avec Ingrid Bergman devant une juridiction italienne, en arguant de la nullité du divorce mexicain qu'elle avait préalablement obtenu (Rosselini v. Bergman, App. Roma, 17 giugno 1961, cité dans A. Coaccioli, Manuale di diritto internazionale privato e processuale, volume 1, p. 141)

Thursday, May 14, 2015

Quand élection des juges rime avec grabuge

Trente-neuf Etats des Etats-Unis pratiquent, à un degré ou à un autre, l'élection des juges. Dans l'arrêt Williams-Yullee v. Florida bar, rendu le 29 avril dernier, la Cour suprême vient d'indiquer que la nature particulière de cette élection justifiait des règles particulières en matière de financement des campagnes électorales. Cet arrêt juge que le barreau de Floride peut, sans porter une atteinte excessive à la liberté d'expression, interdire aux candidats aux élections judiciaires de solliciter directement de l'argent auprès des électeurs.

Cette arrêt a suscité beaucoup de réactions.


Il est à contre-courant de la tendance jurisprudentielle des dernières années, qui avait été caractérisée par une dérégulation tous azimuts du financement des campagnes électorales: cette dérégulation est la conséquence de l'arrêt Citizen United v. FEC,  558 U.S. 310 (2010), dans lequel la Cour avait considéré que le droit de participer au financement des élections s'apparente, sous certaines conditions, à l'exercice de la liberté d'expression (ce qui est parfois résumé par la formule speech=money). 


Il a été également remarqué dans la mesure où le chief justice Roberts a joint sa voix à celle des libéraux plutôt qu'à celle des conservateurs, ce qui lui arrive parfois (comme dans l'affaire de l'Obamacare), mais qui suffisamment rare pour que cela attire l'attention.


Le raisonnement de l'opinion majoritaire, rédigée par le juge Roberts, ne remet pas en cause le principe selon lequel solliciter de l'argent pour financer une campagne électorale est une forme d'expression (speech) protégée par le Premier amendement. Mais elle indique que l'Etat de Floride a justifié d'une impérieuse nécessité publique (compeling interest) pour apporter des restrictions à cette liberté, et que ces restrictions sont strictement nécessaires à l'objectif recherché, qui est de prévenir des suspicions sur l'impartialité et l'intégrité des juges qui auraient été élus en sollicitant personnellement des contributions financières.


Il est extrêmement rare qu'une restriction à la liberté d'expression soumise à la forme de contrôle maximal ("strict scrutiny") soit jugée constitutionnelle. Ce qui a fait dire aux détracteurs de la décision que la Cour s'est embarquée sur une pente glissante, qu'elle dilue et dénature la notion de contrôle maximal, et menace à terme la protection de la liberté d'expression. Mais on peut surtout voir dans la décision une reconnaissance de la spécificité des élections judiciaires par rapport aux élections politiques classiques, et des risques qu'une dérégulation de ces élections fait peser sur l'indépendance et l'impartialité desdits juges.


On est encore très loin d'une remise en cause de la jurisprudence Citizen united, mais il est rassurant que même un conservateur comme le chief justice reconnaisse qu'il y a tout de même des limites à ne pas franchir en matière de financement des campagnes.


PS : on précisera que tradition de l'élection des juges concerne exclusivement les Etats, car dans la justice fédérale, la Constitution prévoit que les juges sont nommés par le Président avec l'accord du Sénat. Elle recouvre des réalités diverses, car les modalités d'élections sont très différentes d'un Etat à un autre.